Bibliographies

Bode, Johann Joachim Christoph (1730-1793)

*Ce traducteur de l'Allemagne du XVIIIe siècle fut un médiateur littéraire discret mais important de la littérature anglaise, et, à un degré beaucoup moindre, de la littérature française. Du français, il a traduit, à part quelques œuvres mineures, les "Essais" de Montaigne. Mais il lui revient en particulier le mérite d'avoir fait connaître les romans anglais de Fielding, Sterne, Smollett et Goldsmith aux Allemands et d'avoir donné un nom au mouvement littéraire qui se reflète dans les œuvres de Sterne: l'"Empfindsamkeit" ou "sentimentalité" (v. 1740-1780).** L'Allemagne, à cette époque, n'est pas encore un État-nation. Ce pays qui, un siècle plus tard, sera appelé "le pays des poètes et des penseurs", apparaît, vers 1700, comme un pays retardataire à tous points de vue: politique, social, économique et littéraire. Le renouveau, lent d'abord, prend de l'ampleur à partir de 1740 et coïncide largement avec la vie de notre traducteur. La pauvreté relative de la vie littéraire nationale favorise les influences étrangères, en particulier sous forme de traductions. Si c'est d'abord l'influence française qui prédomine (comme partout en Europe), l'influence anglaise se fait de plus en plus sentir pendant la seconde moitié du siècle. Les romans épistolaires de Fielding et de Richardson, le "Voyage sentimental" de Sterne, sont traduits presque immédiatement. Le regain d'intérêt pour l'Angleterre se manifeste à un moment crucial, au moment précisément où la doctrine classique française, avec la philosophie rationaliste qui la sous-tend et les valeurs aristocratiques auxquelles elle s'attache, est en train de passer de mode. ** Johann Joachim Christoph Bode a passé l'essentiel de sa vie dans une Allemagne du Nord protestante, active du point de vue littéraire et ouverte aux influences anglaises. Sa vie active, en grande partie, se déroule à Hambourg, grand port ouvert sur le monde et qui entretenait des liens suivis avec la Grande-Bretagne et le Danemark. L'esprit cosmopolite et républicain de cette ville hanséatique l'a sans doute marqué. ** Bode naît le 16 janvier 1730 à Brunswick. Son père a été tour à tour paysan, soldat de métier, puis ouvrier dans une briqueterie. Comme Bode montre peu d'aptitude pour l'agriculture ou le travail manuel, ce qui est une tare considérable dans ce monde rural, on l'envoie finalement en apprentissage chez un hautboïste de la ville de Brunswick. Dans sa vie personnelle, cet homme est poursuivi par le malheur: il se marie trois fois et il perd toutes ses femmes et ses sept enfants. ** En donnant des cours de musique, Bode fait la connaissance de Schlubeck, qui lui fait découvrir les langues étrangères: le français et le l'italien. Un professeur de l'université de Helmstedt, Joachim Christophe Stockhausen, lui donne des leçons de rédaction en anglais. En 1756, après avoir perdu sa première femme, Bode part pour Hambourg, où il fait des traductions pour le théâtre et dirige un journal littéraire. Plus tard, après la mort de sa deuxième femme, il fonde une imprimerie, et une maison d'édition, qui édite ses propres traductions, ainsi que des œuvres de Claudius, Gerstenberg, Goethe, Herder, Klopstock, Lessing et autres. ** Depuis 1761, Bode est un franc-maçon très enthousiaste et, à partir de 1775, il consacre la majeure partie de son énergie à cette activité. Pour Bode et ses amis, il s'agissait surtout de promouvoir la libre pensée, la tolérance et les droits de l'homme et de créer une société sans absolutisme. Alors il n'a pas été que traducteur; il était aussi musicien, imprimeur, éditeur et franc-maçon. ** Les années 1770 sont très fécondes en traductions. À peu près tous les ans, Bode en publie une. Sa traduction du "Sentimental Journey" de Sterne le rend célèbre du jour au lendemain. En 1778, il accepte une place de régisseur à Weimar auprès de Charitas Émilie comtesse Bernstorff, veuve de l'ancien Premier ministre danois à laquelle il avait dédicacé sa traduction du "Vicar of Wakefield". Elle devient sa protectrice. ** La gloire de Bode repose sur la traduction des romans, qui ne sont certes qu'au nombre de six, mais qui représentent des œuvres particulièrement volumineuses. Mentionnons-en quelques-unes:
* 1768-1769 Sterne, "Sentimental Journey";
* 1774 Sterne, "Tristram Shandy>;
* 1776 Goldsmith, "Vicar of Wakefield";
* 1786-1787 Fielding, "Tom Jones".
Parmi les pièces que Bode a traduites figurent:
* 1760 Voltaire, "Café";
* 1772 Whitehead, "School for Lovers";
* 1787 Congreve, "Way of the World".
** Bode a également traduit des livres de lettres de Sterne; sa dernière traduction fut les "Essais" de Montaigne (1793-1795). ** Il a écrit quatre préfaces à ses traductions, y révélant un humour qui rappelle un peu Sterne. Il traduisait ses textes en entier. Chose curieuse, Bode n'était souvent pas le premier traducteur. Le "Vicar of Wakefield" de Goldsmith, le "Tom Jones" de Fielding, les Essais de Montaigne, le journal "The World" avaient été traduits avant. En général, Bode choisissait les textes à traduire. Le comique de Smollett, l'ironie fine de Sterne, le scepticisme de Montaigne lui convenaient. En revanche, l'humour très subtil et le grand sérieux moral de Goldsmith étaient beaucoup moins son affaire. ** Ce qui frappe d'emblée le lecteur aujourd'hui est la bonne lisibilité de la traduction, malgré les deux siècles qui se sont écoulés depuis sa rédaction. Cependant, Bode avait quelque peine avec le langage archaïque de Montaigne, ce qui explique que, dans sa traduction des "Essais", les fautes de sens paraissent plus fréquentes que dans les autres traductions de sa période de maturité. En examinant des échantillons des traductions de Goldsmith, de Smollett et de Fielding on trouve une exactitude rigoureuse. Et il sait rendre les différences de style, surtout lorsque celles-ci servent à caractériser des personnages. Aujourd'hui on réédite et on vend toujours les traductions que Bode a fait des classiques: Sterne, Smollett, Fielding - malheureusement, souvent en édition abrégée. Ses versions de Smollett, Sterne et Fielding peuvent rivaliser avec les traductions les plus réputées qui sont devenues des classiques allemands. (Résumé d'un article de Hans-Wolfgang Schneiders paru dans "Portraits de traducteurs", publiés sous la direction de Jean Delisle, Les Presses de l'Université d'Ottawa, 1999.)