Bibliographies

Marx, Eleanor (1855-1898)

*Eleanor Marx découvre très tôt qu'elle possède au moins trois talents naturels: un pour le théâtre, un pour l'éloquence et un troisième pour les langues. Le premier lui a permis d'extérioriser les sentiments qui bouillonnaient en elle, le deuxième, de répandre ses opinions politiques et de lutter pour la cause des femmes, le troisième de gagner sa vie comme institutrice et, surtout, comme traductrice. ** La fille de Karl Marx a grandi à Londres à une époque de profondes mutations socio-économiques. Jeune, elle relisait ou recopiait les manuscrits de son père; plus tard elle fut engagée dans le "mouvement", comme elle qualifiait le marxisme naissant. Les Marx vivent très modestement, presque au bord de la misère, mais la famille est unie par l'affection: les parents offrent à leurs enfants le meilleur sur le plan affectif et intellectuel. Shakespeare a été l'auteur préféré d'Eleanor qui pouvait, dès son jeune âge, réciter des scènes entières de ce dramaturge. ** Eleanor se familiarise avec l'allemand en lisant des contes de Grimm. La découverte, à un âge précoce, des littératures étrangères en langue d'origine a certainement contribué à faire naître chez elle un vif intérêt pour l'acquisition des langues. À cette acquisition des langues se greffe évidemment la connaissance de l'histoire des peuples, de leur culture et de leur littérature, mais la maîtrise d'une langue étrangère est perçu d'abord et avant tout par Karl Marx comme "une arme dans la lutte de la vie". ** En 1874, Eleanor traduit en français un discours de Liebknecht qui est publié dans Rouge et Noir, un hebdomadaire fondé par Prosper-Olivier Lissagaray. Eleanor tombe amoureuse de Lissagaray, ami de la famille Marx, et le couple se fiance en cachette, mais les parents d'Eleanor s'oppose à cette union. Pour une raison que l'on ignore, Eleanor décide de rompre les fiançailles. ** En 1886 elle publie un fascicule intitulé "The Woman Question". Comme bien des femmes proches d'hommes célèbres qui sont restées, par choix ou par obligation, dans l'ombre d'un père ou d'un époux, Eleanor a dû parcourir un long chemin avant d'atteindre son autonomie. Il ne lui a pas été facile de s'émanciper à la fois du père et du "Capital". Elle a grandi avec cet ouvrage et l'ouvrage avec elle. C'est elle qui se rendait au British Museum pour vérifier avec minutie toutes les citations pour la version anglaise, ce qui lui valut le surnom de "sage-femme" du "Capital". En 1881, à 26 ans, elle fait une dépression nerveuse, accompagnée d'anorexie mentale. ** À la mort de son père, en 1883, elle éprouve à la fois une peine profonde, mais aussi un grand sentiment de libération. Libérée de la tutelle du père et à la faveur d'un changement de milieu, elle rencontre Edward Aveling et partage librement avec lui son amour pour le théâtre et Henrik Ibsen, auteur qu'ils font ensemble découvrir à l'Angleterre. Eleanor fait la connaissance d'Aveling, journaliste et athée notoire en 1873 dans la salle de lecture du British Museum. Cet individu fascinait Eleanor et il fut capable de la contraindre à d'innombrables sacrifices. Il faut savoir qu'Aveling était déjà marié, motif qu'il invoquait pour ne pas épouser Eleanor, mais par la suite, dans le plus grand secret, il épouse une autre femme. ** Eleanor prend des leçons de théâtre et aime mettre en scène des pièces d'auteurs célèbres ou moins connus. En 1886, elle monte "Nora" Ibsen, et incarne le rôle principal, jouant une femme qui cherche désespérément à se libérer par l'éducation. Elle sait, aussi, plaider avec conviction les causes qu'elle soutenait, en passant de la scène théâtrale aux tribunes politiques, par exemple en s'adressant à des ouvriers juifs en yiddish. ** Comme traductrice, Eleanor démontre une étonnante puissance de travail. Elle réussit en traduisant une brochure de Nikolaus Delius, grand spécialiste de Shakespeare. Marx et Engels lui ont appris des rudiments de l'art de traduire. Sa première traduction d'envergure est "History of the Commune of 1871" de Prosper-Olivier Lissagaray. ** Sa traduction la plus importante est celle de "Madame Bovary", qui sort en libraire en 1886. Le roman de Flaubert avait déclenché une vive polémique littéraire. Eleanor était littéralement subjuguée par Emma Bovary avec qui elle s'identifiait. Il se développa une complicité non pas entre une traductrice et un auteur, comme c'est généralement le cas, mais entre un personnage fictif et une traductrice qui ressentait les mêmes émotions, le même mal de vivre, la même insatisfaction que le personnage qu'elle réincarnait dans une autre langue par la traduction. La condition de la femme telle que Flaubert la dépeint constituait un miroir où l'image d'Eleanor se reflétait parfaitement "Madame Bovary" offrait à Eleanor la possibilité d'exprimer - même furtivement - à la fois ses idées personnelles et ses propres sentiments. ** La traduction d'Eleanor se caractérise par une approche sourcière, voire servile, et appliquée à un roman comportant de nombreux passages de type "stream of consciousness" n'est peut-être pas la meilleure voie à suivre. Elle ne respecte pas le découpage en paragraphes du texte de Flaubert et parfois elle manque d'exactitude. La complexe de l'œuvre et la qualité exceptionnelle de son style ont été plutôt malmenés par Eleanor, mais il reste qu'elle a le mérite d'avoir produit ce qu'Henri Meschonnic appelle une "traduction-introduction".** Après avoir traduit "Madame Bovary", Eleanor apprend le norvégien et traduit trois pièces d'Henrik Ibsen: "An Enemy of the People, The Lady from the Sea et Wild Duck". Elle traduit également des nouvelles d'un autre auteur norvégien Alexander Kielland et de l'allemand "Anarchism and Socialism", de George Plechanoff. Cette dernière traduction est l'oeuvre d'une militante engagée dans la lutte sociale. ** Dans sa vie personnelle, les privations, les ennuis financiers chroniques, les multiples déceptions et blessures que lui a infligées Edward Aveling, son besoin inassouvi d'affection ont fini par la démolir moralement, au point où, désespérée, elle a mis fin à ses jours. Comme Emma Bovary, elle s'est suicidée en absorbant un poison. Sur la grande scène de la vie, Eleanor Marx aura plus ou moins tenu, et bien malgré elle, le rôle d'Emma Bovary. La vie de l'interprète, à l'image de celle du personnage fictif traduit, aura connu un dénouement tragique. (Résumé d'un article d'Hannelore Lee-Jahnke paru dans "Portraits de traductrices", publiés sous la direction de Jean Delisle, Les Presses de l'Université d'Ottawa, 2001.) [Voir le module "Portraits"].