Bibliographies

Royer, Clémence (1830-1902)

*Née en 1830, à une époque où l'enseignement supérieur était jugé inaccessible aux femmes, ballottée par les soubresauts politiques qui jetèrent sa famille légitimiste dans l'exil, Clémence Royer reçut une instruction intermittente, couronnée par un séjour dans un pensionnat catholique. Cette femme qui rendra plus catégoriques les arguments de Darwin sur l'origine de la vie devient républicaine à la faveur des événements. Après la mort de son père, en 1849, elle choisit les études contre l'état du mariage que le manque d'argent rendait de toute façon problématique. Elle passe très rapidement les examens qui correspondent aujourd'hui à ceux du secondaire, fréquente le Conservatoire des Arts et Métiers et part dans une école du Pays de Galles pour y enseigner le français et le piano. Son véritable objectif est d'apprendre l'anglais. ** Elle regagne la France mais repart bientôt en Suisse, se lançant à corps perdu dans l'étude. Cette femme qui vient de lire les Encyclopédistes va s'intéresser à tout: philosophie, mathématique, sciences naturelles, anthropologie, démographie, économie, sociologie, linguistique, esthétique... Le nombre et la diversité de ce qu'elle écrira tout au long de sa vie laissent abasourdi notre esprit contemporain habitué à la spécialisation: une théorie de l'impôt (1862), un volumineux traité sur l'origine de l'homme et des sociétés (1869), un essai de philosophie morale (1881), une somme de huit cents pages sur la constitution du monde et la dynamique des atomes (1900) et, pour finir, une histoire du ciel (1901). À ces livres savants, il faut ajouter un roman philosophique (1864) et plus d'une centaine de mémoires et d'articles scientifiques. ** Femme engagée, Clémence Royer publie parallèlement de nombreux articles de presse au contenu souvent polémique. De plus, elle donne de multiples conférences publiques - surtout en Suisse, en Italie et en France - sur les sujets les plus divers empruntés à l'actualité scientifique, économique, sociale ou politique. C'est un moyen pour elle de gagner un peu d'argent. En 1858, installée à Lausanne, elle rencontre le débuté français Pascal Duprat, réfugié politique, fondateur du "Nouvel Économiste", qui deviendra son compagnon et dont elle aura plus tard un fils. Cette rencontre coïncide avec le début de sa carrière scientifique. ** Elle donne à Lausanne un "cours complet de philosophie de la nature" exclusivement conçu pour un public féminin. Clémence Royer a trouvé sa mission. La jeune femme autodidacte et fière de sa propre victoire sur l'ignorance militera désormais contre la peur du savoir qui caractérise les femmes et les maintient en état d'infériorité. En 1860, elle soumet au concours du comté de Vaud un mémoire sur l'impôt et la justice sociale où elle propose l'idée révolutionnaire d'un impôt proportionnel sur le revenu. ** Terminé en octobre 1859, "On The Origins of Species" était épuisé un mois plus tard; une traduction allemande paraîtra en 1860. En revanche, pour la traduction française, ce n'est qu'en 1861 que Darwin demande à la maison Murray de faire parvenir un exemplaire de la troisième et dernière édition de son livre à "Mlle Clémence-Auguste Royer" en précisant que celle-ci a obtenu l'accord d'un éditeur français (Guillaumin) pour publier la future traduction. Lorsqu'il lit sa traduction, Darwin est amusé par l'audace de la philosophe, qui dans une longue préface exprime sans détour l'aboutissement logique de sa thèse évolutionniste: l'application à l'humanité des lois de l'évolution des espèces. Elle avoue que Darwin ne lui semble pas assez hardi. Darwin ne se formalise pas encore de ce qui lui paraît au plus comme une excentricité sans conséquence. ** La seule analyse complète du texte originale et de sa traduction vient de l'historienne Sara Joan Miles (1989) qui refuse l'idée d'une manipulation de la part de Clémence Royer. La traduction de Clémence Royer est le produit d'une lecture en phase avec celle de ses contemporains. Cela n'exclut aucunement, bien au contraire, des écarts importants avec le dispositif scientifique du texte darwinien. Il faut se demander si en donnant au darwinisme l'aspect d'une certitude, Clémence Royer cède uniquement au discours de la méthode positiviste ou si elle ne capte pas "en même temps" l'argumentaire darwinien au profit de ses convictions personnelles. Dans la mesure où la vérité des propositions est avancée par l'auteur, mais revendiquée par la traductrice, le doute est porteur pour celle-ci d'un enjeu conflictuel et fait donc l'objet d'un véritable investissement polémique. Clémence Royer dévalorise avec plus d'intensité que dans l'original la contre-argumentation qui s'y déploie de façon déjà préventive. Ces transformations n'ont pas échappé à l'auteur qui ne les apprécie guère. ** En rendant l'énoncé impersonnel, Clémence Royer supprime ce caractère hétérogène du registre modal qui imprègne de bout en bout l'énoncé original. Elle transforme l'affirmation de l'évolutionnisme en prétention absolue. On peut d'abord se tourner vers la préface et surtout vers les notes (65 pages), qui font corps avec la traduction, pour entendre la voix propre de Clémence Royer et mettre au jour les fondements du rapport dialogique qu'elle entretient avec l'argumentaire darwinien. La traductrice sort du rôle traditionnel pour se poser en interlocutrice du naturaliste anglais. Une de ses stratégies consiste à intervenir dans la note même de Darwin pour y développer son propre argument auquel elle renvoie dans des notes subséquentes. De plus, en étendant au domaine de l'humain les observations faites sur les animaux et en infléchissant le constat factuel, celui de la lutte pour l'existence, vers un jugement de valeur, Clémence Royer fait de Darwin le théoricien d'une représentation inégalitaire de la société. ** En 1865, il faut rééditer la traduction française épuisée. Royer abrège ou supprime plusieurs notes que Darwin juge intempestives. Les erreurs signalées par l'auteur sont très nombreuses. Lorsque paraît, à son insu, la troisième édition, Darwin a le déplaisir de constater que la traductrice a ignoré les remaniements qui l'avaient conduit à publier une quatrième version de son ouvrage. Cette fois poussé à bout, il cherche activement quelqu'un pour la remplacer. Il trouve Jean-Jacques Moulinié avec qui il s'entendra bien. ** En 1870 Clémence Royer, cette femme de conviction est la première femme admise à la Société d'anthropologie de Paris. Quel que soit le jugement de l'histoire sur la valeur intrinsèque de ses travaux, ceux-ci ont indéniablement modifié le regard des hommes sur les compétences intellectuelles des femmes. On lui décerne la Légion d'honneur en 1900, deux ans avant sa mort. (Résumé d'un article d'Annie Brisset paru dans "Portraits de traductrices", publiés sous la direction de Jean Delisle, Les Presses de l'Université d'Ottawa, 2001.)