Bibliographies

Baillargeon, Pierre (1916-1967)

*Pierre Baillargeon fut traducteur nourricier, littéraire et fictif. Sa production littéraire nous révèle un écrivain plutôt "cérébral", qui explore les genres les plus variés: roman, conte, nouvelle, essai, poésie, critique littéraire, théâtre. Moraliste, il pratique aussi abondamment la maxime. Pour gagner sa vie, il sera traducteur, journaliste, professeur de langue, conseiller littéraire, secrétaire d'ambas­sadeur et rédacteur dans deux services de relations publiques. ** Né à Montréal en 1916, Pierre Baillargeon meurt à Rochester (New York) en 1967. Sa carrière s'étend sur une trentaine d'années et coïncide avec la période dite de la "Grande Noirceur". Au cours des années 1940 et 1950, penseurs, artistes et écrivains sont plus ou moins muselés par le régime obscurantiste de Maurice Duplessis, Premier ministre du Québec. Pierre Baillargeon est mal à l'aise dans ce milieu conformiste. À ces années d'indigence culturelle succédera la révolution tranquille, au début des années soixante, qui propulsera le Québec dans le xxe siècle et le mettra à l'heure de la modernité. ** Le traducteur nourricier exerce ce métier pour subvenir aux besoins matériels de sa famille. En 1940, ayant terminé son cours classique, il se rend en France avec sa jeune épouse Jacqueline Mabit, qui vient de lui donner une première fille. Il abandonne le projet des études de médicine car il a des ennuis de santé et l'envie d'écrire plutôt que de traiter des malades. La guerre se déclenche et il retourne au Canada. Avec une ardente passion pour la littérature, un immense désir d'écrire et une maîtrise exception­nelle de la langue française, la voie de la traduction s'ouvre à lui. Le pays en guerre retient ses services comme traducteur au corps d'aviation royal. ** En 1942, Pierre Baillargeon entre au journal "La Patrie". Il se voit confier diverses tâches: traduction de bandes dessinées et de faits divers, rédaction de légendes au bas des photos, correction d'épreuves. Grande déception. Pour arrondir ses fins de mois, il vend des articles à des revues ou à des journaux. À l'été de 1949, entre deux voyages en France, il déniche un emploi de nuit à "La Presse", où il corrige les épreuves des petites annonces. Il s'étiole dans cette sorte de travail. À ses yeux, les journaux d'expression française publiés au pays sont infestés d'anglicismes. Sa conception de la langue est empreinte de la nostalgie du temps où l'on valorisait la forme littéraire. ** Si les salles de rédaction des journaux n'ont pas vraiment permis à Pierre Baillargeon d'exercer, en tant que traducteur, son talent de styliste littéraire, les travaux de traduction que lui confient certains éditeurs lui offrent, en revanche, l'occasion de donner sa pleine mesure. L'édition est particulièrement florissante au Québec durant la Deuxième Guerre mondiale. La rareté du papier, conjuguée à la paralysie presque complète de l'industrie du livre en France, y fait naître de nombreuses maisons d'édition qui suppléent à la pénurie de livres français sur les marchés du monde libre. Bernard Valiquette, par exemple, surnommé le "Gallimard canadien" réédite sous licence un grand nombre d'auteurs français. C'est dans ce contexte que Pierre Baillargeon aborde la traduction littéraire. En 1942, il traduit, à partir d'une version anglaise, "Les Guerres modernes et la pensée catholique", de l'homme politique et sociologue italien Luigi Sturzo L'année suivante paraît une autre traduction aux Éditions Variétés, cette fois. Il s'agit d'un ouvrage de l'Américain Hugh Byas, "The Japanese Enemy", publié en français la même année que l'original sous le titre "Le Japon et la Guerre". Une comparaison du texte anglais et de sa version française révèle à quel point le traducteur sait se détacher de l'original pour produire une version entièrement repensée, intelligente, dépouillée. Comme bien d'autres écrivains et artistes des années 1940 et 1950, Pierre Baillargeon se sent à l'étroit dans son pays. Il étouffe dans ce climat d'hypocrisie et en septembre 1949, il retourne en France où il restera jusqu'en décembre 1959. ** De la Normandie, il fait parvenir des textes à des journaux montréalais. Pour joindre les deux bouts, il donne des cours de français et de latin dans un lycée et des leçons d'anglais à des jeunes. En 1957 et 1958, il est le secrétaire particulier de l'ambassadeur du Canada à Paris, Jean Désy. De 1957 à 1959, il occupe le poste de conseiller littéraire et traducteur pour "Sélection du Reader's Digest". En 1955, l'éditeur Robert Laffont lui commande une nouvelle traduction du premier roman policier d'Arthur Conan Doyle, "A Study in Scarlet" (1887). Il paraît qu'il fut le premier Canadien français à traduire une œuvre littéraire pour le compte d'une maison d'édition parisienne. Ce roman est important car il marque le début de la carrière littéraire de Conan Doyle et l'entrée en scène des illustrissimes Sherlock Holmes et Dr. Watson. Baillargeon est le quatrième à traduire ce roman vers le français; c'est sa traduction qu'ajoute Gallimard à sa collection "Folio junior" en 1994. Baillargeon applique à cette œuvre son style lapidaire, dépouillé, classique, traduisant le sens et non les mots. ** "L'Encyclopédie Quillet" lui confie, en 1958, la rédaction de trois articles: musique et littérature canadiennes, journalisme au Canada et langue française. L'année suivante, "Sélection du Reader's Digest" lui commande une nouvelle édition des "Fables" de La Fontaine. Vers la fin de son séjour en France, il reçoit, pour l'ensemble de son œuvre, la médaille d'argent "Arts et Lettres" de l'Académie française. ** Baillargeon fut également traducteur fictif: presque tous ses romans mettent en scène un ou plusieurs personnages traducteurs, image spéculaire de leur créateur: "Les Médisances de Claude Perrin" (1945), "Commerce" (1947) et "La Neige et le Feu" (1948). Ces œuvres sont prétexte à une suite de conversations sur des sujets chers à l'auteur. Pierre Baillargeon n'aura écrit, en somme, qu'un seul et unique livre, celui de sa vie. ** Pour connaître sa pensée sur la traduction, il faut interroger, outre son journal inédit et sa production romanesque, ses deux essais, "Le scandale est nécessaire" (1962) et "Le Choix" (1969). Pour lui, il ne suffit pas de produire un texte français, encore faut-il lui insuffler un "esprit" français. Changer et déplacer les mots implique un échange ontologique entre l'auteur, d'une part, et le traducteur et le public cible, d'autre part. ** Lorsqu'il rentre au pays, il trouve des emplois (à la société de téléphone Bell, à la Société des Chemins de fer nationaux) qui sont d'ailleurs décevants pour lui. Mais avant sa mort il est appelé, témoignage de reconnaissance, à la prestigieuse Société royale du Canada. (Résumé d'un article de Jean Delisle paru dans "Portraits de traducteurs", publiés sous la direction de Jean Delisle, Les Presses de l'Université d'Ottawa, 1999.) [Voir le module "Portraits"].