Bibliographies

Roche-Guilhem, Anne de la (1644-1707)

*Anne de la Roche-Guilhem est une réfugiée huguenote qui, choisissant la voie de la réussite plutôt que celle du succès, fuit Rouen vers Paris, Paris vers Londres, en quête d'une pluralité que seules ces villes assurent. Elle est une femme cultivée de la fin du XVIIe siècle qui a décidé de le devenir en choisissant de faire carrière, d'écrire ouvertement, sans se cacher derrière un pseudonyme ou le nom d'un ami. Dans une société qui favorise les sentiments de supériorité et de distance par rapport aux autres, le fait d'être femme, huguenote, célibataire, aisée, noble, cultivée et littéraire est redoutable sous le règne de l'ordre de Louis XIV. ** Trois textes jalonnent son parcours de création littéraire de la traduction à l'adaptation. L'"Histoire des guerres civiles" pourrait être définie comme une traduction à intentionnalité appellative, voire dénonciatrice. "L'Histoire chronologique de l'Espagne" est une version de l'Histoire d'Espagne qui installe d'emblée le lecteur dans l'espace aristocratique et chevaleresque par excellence. "Sigismond, roi de Pologne" semble être une adaptation non avouée (et trop tardive) de la pièce célèbre de Calderon, "La vie est un songe", par l'entremise de Boisrobert. Son père, Charles de Guilhem, est écuyer, originaire du Midi de la France; il quitte son pays autour de 1629 pour s'installer à Rouen. ** À partir du règne de Louis XIII, il devint impossible à tout noble protestant de faire quelque carrière que ce fût, car ils subissaient sur le terrain une véritable persécution juridique. En 1642, dans un temple à Rouen, Charles épouse Marie-Anne d'Azémar. Les Azémar sont des gentilshommes verriers, protestants originaires du Languedoc. La dame Anne d'Azemar obtiendra par lettres patentes de juin 1642 le privilège perpétuel pour l'exercice de la verrerie à Rouen et dans le ressort du Parlement, mais Louis XIV confirme en faveur de tous gentilshommes verriers le privilège de faire du cristal. Suite à cette première atteinte à la famille, leurs trois fils quittent la France et leur fille, Anne, épousera ce Guilhem originaire du Sud. Anne appartenait donc à une des familles les plus distinguées de la minorité protestante de Rouen, une ville exceptionnelle. Communauté interculturelle, la ville avait connu à plusieurs reprises un afflux important d'Espagnols, la colonie espagnole étant la plus nombreuse et la plus active en France. Les parents d'Anne ont, sans doute, investi une part de leur puissance dans cet enfant afin de lui donner une instruction. ** Quand la mère meurt dans le Rouen de 1664, sa fille aînée n'a que vingt ans. À l'avant-garde de cette opposition qui mène du lignage à la famille (mais à leur insu), le père et ses filles durent organiser le grand départ vers Paris. Nous pouvons parier qu'Anne avait emporté dans ses malles le manuscrit d'une oeuvre espagnole qu'elle avait déjà traduite dans sa ville natale, mais quelle n'avait pas confiée aux presses rouennaises. "L'Histoire des Guerres civiles de Grenade" ne sera publiée qu'en 1683, mais nous pouvons supposer que l'oeuvre fut achevé une vingtaine d'années plus tôt. L'édition est bourrée de coquilles, et Anne ne tardera pas à comprendre que les éditions imprimées à l'étranger sont plus correctes et d'une orthographe plus fixe que celles des ateliers parisiens. ** Anne verra paraître, chez Barbin aussi, sa première nouvelle, "Almanzaïde", en 1674; le privilège pour "Arioviste, histoire romaine" sera accordé en 1675 et "Astérie ou Tamerlan" sera achevé d'imprimer par le grand libraire galant de Paris à la même date.On s'attendrait à retrouver Anne mariée, le mariage étant le "seul" état possible, le pourcentage de femmes célibataires était faible. Mais elle a peut-être compris le danger de construire une vie sur le dévouement au mari, aux enfants, aux amants. Son épanouissement ne passerait que par son effort. En 1682 son père meurt: elle quitte le pays (on ignore la date exacte), en soeur aînée avec deux soeurs infirmes à sa charge et se rend à Londres. De toute façon, avec la révocation de l'Édit de Nantes en 1685, elle est une réfugiée. Ses nouvelles sont traduites en anglais à la même époque. À partir de la date de sa première traduction (1682-1683), toutes ses oeuvres seront publiées par des libraires hollandais, par exemple le libraire Paul Marret, originaire de Montpellier et établi à Amsterdam. ** À en juger par le nombre d'éditions et par l'entêtement de certains éditeurs à lui attribuer des titres, ses oeuvres ont été assez bien accueillies. Par la suite elle traduit "L'Historia de las guerras civiles de Granada" de Ginés Pérez de Hita et la "Historia de España" du Père Mariana. Nous pouvons expliquer son engouement pour l'Espagne du fait de la présence de la colonie espagnole dans le Rouen du milieu du siècle. Mais aussi, pour le premier, histoire d'expulsion et d'échec, Anne a dû retrouver quelque chose de bien proche d'elle et dans l'espace et dans le temps. ** Quand on écrit pour plaire et pour le public français du temps, il vaudrait mieux être Catholique ou le paraître, tout au moins. Justement parce quelle choisit de plaire, on l'a trop vite traitée de "belle infidèle". Toutefois sa démarche fait penser à la pratique autorisée par d'Ablancourt: abréger, éviter les redites et changer assez souvent non seulement des périodes entières mais le plan général de l'ouvrage, puisque l'exigence de clarté et de gravité n'excluent ni le commentaire ni la paraphrase. Du temps de La Roche Guilhem, le refus de la différence conduisait à assimiler à soi tout ce qui venait d'ailleurs. Elle simplifie les métaphores, divise les périodes trop longues, incorpore des liens syntactiques, élimine des figures qui manquent de goût, et ainsi de suite. Pour les "Guerras civiles", elle a choisi un style et un récit qu'elle n'abandonnera pas dans les oeuvres qui vont suivre, comme c'est le cas de L' "Histoire chronologique de l'Espagne". Avec la nouvelle "Sigismond, prince de Pologne", qu'elle semble avoir adapté à partir d'une version de Boisrobert, est publiée après sa mort. Elle l'adapte à l'horizon du lecteur français. ** Anne de la Roche Guilhem, femme (ré)écrivain de l'Ancien Régime fut une traductrice exclue de la société ciblée par ses traductions, appartenant tantôt au groupe accueilli, tantôt au groupe accueillant; traductrice déplacée, puisqu'elle ne se reconnaît pas ici, mais plutôt là, et choisit de s'installer ailleurs. Mlle de la Roche parle de défaite dans chaque oeuvre, et pour cause: ayant constaté à maintes reprises sa non-appartenance à un espace et à un temps, Anne de La Roche décida de s'installer dans d'autres espaces... littéraires. (Résumé d'un article d'Amelia Sanz paru dans "Portraits de traductrices", publiés sous la direction de Jean Delisle, Les Presses de l'Université d'Ottawa, 2001.)